INTERVIEW (2021). A la fin des années 70, ils étaient les garçons sauvages du rock. Une musique inspirée du punk new yorkais et du krautrock allemand. Des Bretons avec une attitude que l’on écoutait en Grande-Bretagne sur la BBC, et qui faisaient ainsi la nique aux Parisiens. Séparés en 1981, retrouvés sur scène en 2017, endeuillés en 2019 par la mort de son chanteur Philippe Pascal, Marquis de Sade continue l’histoire sous le nom de Marquis avec un nouveau chanteur, flamand, Simon Mahieu (32 ans), un premier album, Aurora, où l’on croise les amis Etienne Daho, Christian Dargelos, des rockers new-yorkais de légende (Richard Lloyd, James Chance, Ivan Julian) et un autre disparu, Dominic Sonic. Explications avec Frank Darcel, guitariste et cofondateur (entre autres !) de Marquis de Sade.
Frank… Tu peux l’avouer aujourd’hui. Sur vos photos de jeunesse au début des années 80 avec Marquis de Sade, vous vous mordiez les joues pour avoir l’air de morts-de-faim ?
Frank Darcel (rigolard) : Disons que nous aspirions légèrement nos joues pour avoir ce côté famélique. Nous ne mordions pas. Jamais. On aspirait… Aujourd’hui, avec les années qui sont passées, cela marche moins bien sur nos joues plus rebondies.
Un site de streaming vient de sortir une étude expliquant que nos goûts musicaux se fixaient à l’adolescence et nous suivaient toute notre vie. Pour les garçons, c’est à partir de 13 ans. A cet âge, qu’est-ce que tu écoutais ?
F. D. :Laisse-moi réfléchir et remonter dans le temps… En 1971, j’avais 13 ans et je crois que j’écoutais essentiellement du blues, des disques de mon grand frère, et quelques trucs trouvés chez mes parents et grands-parents. Un peu de Brahms aussi. Chez moi, on n’écoutait pas de musique à la radio. Je me souviens juste que ma mère avait France Inter dans la voiture et quand elle nous conduisait au collège, on entendait beaucoup « La femme est l’avenir de l’homme » de Jean Ferrat. Le truc fondateur pour moi, c’est Ziggy Stardust de David Bowie (sur l’album The Rise and Fall of Ziggy Stardust, en 1972). Et ça me vient d’un coup. Je gratouillais un peu, j’essayais vaguement de jouer du jazz au collège de Loudéac, mais ça ne me plaisait pas. Mais quand mes sœurs m’ont offert ce disque de Bowie…
Est-ce que Marquis de Sade aurait pu exister ailleurs qu’à Rennes, en Bretagne ?
F. D. : Non. Il y avait l’ambiance de la ville, sa culture, et puis nous étions géographiquement idéalement placé au bout du monde, entre New York, Londres et l’Allemagne pour le krautrock, trois endroits, et trois styles de musique qui ont inspiré la création du groupe.
Sur l’album de Marquis, j’ai compté six chanteurs et une chanteuse (Marina Keltchewski du groupe electro/cold-wave Tchewsky & Wood), et vous vous exprimez en anglais, en français, en portugais, en allemand et en néerlandais. Qu’est-ce que cela dit de vous ?
F. D. : Cet intérêt pour les langues n’est pas anodin. Avec Marquis de Sade, nous étions déjà très attaché à cette idée d’identité européenne. Simon Mahieu est belge, flamand, et c’est moi qui aie un peu insisté pour qu’il chante dans sa langue (« Glorie »). Et moi, j’avais envie d’avoir un titre en portugais (« A Cidade Escondida »), je pense que j’ai un peu la nostalgie des années où j’ai vécu là-bas. Ce que ça raconte de nous, c’est qu’aujourd’hui, ce n’est plus une utopie de créer un groupe avec un chanteur venant d’un autre pays. A l’époque de Marquis de Sade, cela ne paraissait même pas envisageable.
A Rennes, il y a eu un temps, au milieu des années 80, le groupe Evening Legions avec son chanteur britannique, Leaf Seale…
F. D. : C’est vrai.
Est-ce que qu’après la disparition de Philippe Pascal s’est posée la question de tout arrêter ?
F. D. : Tout arrêter complétement ? Non. On savait qu’avec les prises enregistrées à New York, il s’était passé quelque chose. Il y avait un souffle dans ces morceaux.
Le titre de l’album de Marquis, Aurora, laisse augurer le début d’autre chose. Est-ce que cet album a été fait, pensé pour être suivi par d’autres ?
F. D. : Pensé, non… Ce n’est pas un disque bilan, ni un disque hommage même si toute la famille rennaise y est présente avec Etienne (Daho), Christian (Dargelos), et Dominic (Sonic). Et puis, comme je te le disais, il y a ce qui s’est passé à New York. Après, le disque a été fait avec soin, on voulait raconter une histoire et ce n’est pas un hasard s’il s’achève par cet instrumental, « Le Voyage d’Andrea », qui est un clin d’œil à Philippe et au dernier morceau de l’album Rue de Siamqui a été joué à son enterrement. La voix d’Etienne Daho sur « Je n’écrirai plus si souvent » sonne comme s’il avait 25 ans. Et l’arrivée de Simon (32 ans) amène forcément autre chose, une autre image au groupe. C’est un fait, c’est un peu comme si nous vivions une deuxième adolescence. Certains nous attendaient au tournant, pensant que Philippe n’étant plus là, nous ne pouvions pas continuer sans lui. Mais d’autres sont venus, et au-delà du rock et de la musique, la sortie de ce disque c’est une histoire d’amitié, de fidélité… Tout ça, c’est dans Aurora.
Avais-tu des regrets quand Marquis de Sade avait cessé d’exister au début des années 80 ?
F. D. : Des regrets ? Pas vraiment… Sur nos deux premiers albums, le seul truc c’est que je n’étais pas réalisateur même si j’ai appris plein de choses avec Steve Nye (producteur de Rue de Siam, sorti en 1981). Pour celui-ci, j’ai l’expérience de 40 ans de musique. J’ai bien bourlingué. Je suis capable de diriger le navire. Avant, j’avais toujours quelqu’un au-dessus de moi. Là, j’ai pu recommencer autant de fois que je voulais pour arriver à obtenir ce que je voulais. J’ai produit, réalisé une bonne trentaine d’album, la moitié en France, l’autre moitié au Portugal. Il y a eu La Notte, La Notted’Etienne (Daho, en 1984), Back to Breizhd’Alan Stivell (2000), et au Portugal des disques (Quase Tudoen 1997, Mau Feitioen 2001) avec un chanteur très populaire, Paulo Gonzo, l’équivalent de Johnny Hallyday. Là-bas, ces albums sont des blockbusters. J’ai aussi travaillé avec James Chance (en 2012). Bref, j’ai un peu de bouteille.
As-tu, avez-vous avec les autres membres du groupe, réfléchi à la symbolique de votre nouveau nom, Marquis… Sans De Sade ?
F. D. :Très vite, on a su qu’on ne continuerait pas avec Marquis de Sade. J’avais un peu lu les œuvres du marquis dans ma post-adolescence, et tout le truc avec le sadomasochisme, mais en fait à part le titre « Wanda’s Loving Boy », notre nom ne collait pas tant que cela avec la musique que nous faisions. Par rapport à Philippe, Marquis de Sade aurait aussi été lourd à porter. Avec Marquis, il y a une sorte d’élégance. C’est plus léger. Mais attention, sur scène, on continue de gratter jusqu’à l’os et les premiers rangs pourront pogoter pendant nos concerts. On se veut très engagé musicalement. Mais maintenant que j’y réfléchis, c’est vrai que dans « More fun before war », il y a un truc un peu bondage puisqu’il est question d’une femme dans une cage…
Finalement, as-tu l’impression que Marquis de Sade a fait école ? Ou le groupe était-il trop singulier pour la France ?
F. D. :On en avait un peu parlé avec Philippe, et on avait l’impression de ne pas avoir suscité beaucoup de vocations en France, à part à Rennes, où quelques groupes se sont mis dans nos traces mais nous ont mal copié. Par contre à l’étranger, au Portugal où j’ai vécu dix ans, j’ai été très surpris de croiser des groupes comme Setima Legiao ou Mao Morta qui connaissaient bien Marquis de Sade et m’en ont parlé. Je trouve ça plutôt amusant.
Et cette légende disant que Robert Smith de The Cure aurait lancé que le seul autre groupe dont il aurait voulu être le chanteur se nommait Marquis de Sade, juste après avoir partagé une émission/concert avec vous pour la télé française (Chorus, en 1979) ?
F. D. :Une légende urbaine à mon avis. On m’en a parlé mais je n’ai aucune idée si l’a dit ou pas. Je sais qu’Echo & The Bunnymen nous a cité plusieurs fois, ainsi que Brian Ferry mais il avait dit nous entendre via son ancien producteur, Steve Nye. Je sais que Jean-Jacques Burnel des Stranglers aimait aussi beaucoup Marquis de Sade, mais on n’a jamais joué en Angleterre. Avec Marquis, on aimerait bien quand ce sera de nouveau possible. Aujourd’hui, je ne sais pas très bien à quelle école, ou quel style musical on appartient. J’ai hâte de lire la presse pour en savoir un peu plus sur nous, et sur ce que l’on pense de nous (rires). Mais des groupes de rock français qui tournent à l’étranger, j’en connais peu à part Phoenix. Pour l’electro, on est plutôt pas mal par contre. Il y a un truc à savoir, c’est que Marquis de Sade n’a jamais été un gros vendeur. Les gens parlaient de nous mais on n’achetait pas vraiment nos disques. L’un des nos rêves, plutôt une ambition que l’on espère bien réaliser, c’est de se produire sur scène aux Etats-Unis, à New York et sur les campus américains. Là, on compte sur Tina (Weymouth, des Talking Head et de Tom Tom Club) qui a joué les bonnes fées pour faire venir Richard Lloyd en studio à New York et enregistrer des parties de guitare qui sont sur Aurora. Et on compte sur le réseau des Bretons à New York qui a déjà été très efficace.
Et la suite ?
F. D. : Tu veux dire le deuxième album de Marquis ? On est déjà dessus. On a jeté les bases. Je voulais qu’on travaille très vite dessus.
Qu’est-ce que cela te fait d’avoir les idoles de ta jeunesse, Richard Lloyd du groupe Television, Ivan Julian des Voidoids, ou encore le saxophoniste James Chance, qui sont venus jouer en studio et apporter leur touche sur les maquettes de Marquis ?
F. D. : Si j’avais 17 ans, je me dirais : « Mais comment c’est possible ? » Comment ai-je pu me débrouiller pour finir par avoir ces mecs sur mes disques ? Bon, en fait, je connais Ivan depuis un certain temps, et on avait déjà collaboré en 2012 sur un album de mon groupe Republik. Et puis, Tina qui a des origines familiales dans le Trégor, et qui est une descendante de l’écrivain Anatole Le Braz, est aussi très attachée à la Bretagne… Ca aide.
Que va-t-il se passer avec les deux ou trois titres inédits que Philippe a eu le temps d’enregistrer ?
F. D. : Deux. Philippe n’était pas content du 3èmetitre. Normalement, il y a une intégrale Marquis de Sade qui doit sortir simplement en vinyle, avec beaucoup d’inédits et des ceux deux titres en plus. Il y aura avec l’album live. Sur un des deux morceaux, il y a Ivan et Richard, et sur l’autre la section de cuivres de Nile Rodgers (Chic, Daft Punk). Je ne sais pas encore ce que l’on va garder mais après le décès de Philippe, on n’avait pas trop envie de les réécouter. Je me laisse encore un peu de temps avec de me remettre dessus.
Une question bête mais je te la pose… Comme Marquis de Sade avait cette image très européenne, est-ce que tu écoutais à l’époque TC Matic avec Arno ?
F. D. : Non, je les ai découvert bien après. Je connaissais et j’écoutais par contre Mecano, le groupe néerlandais de Dirk Polak. Ce n’est pas par hasard s’il intervient sur une chanson de Marquis (« Soulève l’horizon »). Par contre, on reprend sur scène l’hymne de TC Matic, « Putain, Putain, c’est vachement bien d’être Européen. »
En Bretagne, le rapport à la mort est un peu différent. Sur Auroraplane l’ombre de deux disparus, Philippe Pascal et Dominic Sonic, pourtant l’album ne ressemble en rien à une célébration funèbre. Est-ce que tu crois que cela à voir avec la façon qu’avaient, qu’ont peut-être encore les Bretons de vivre avec la mort ?
F. D. : Personnellement, la mort ne me fait pas peur. Pour mes proches, oui. Sans doute. Mais pas pour moi. Je crois à la réincarnation, pas aux boules de cristal et tout ça… Non, je pense simplement que la mort n’est pas la fin.
Propos recueillis par Frédérick Rapilly (février 202&)
* Marquis, Aurora(Caroline)
Non, je pense simplement que la mort n’est pas la fin.